Argumentaire

L’enseignement des faits religieux dans les écoles publiques n’a cessé de préoccuper les acteurs de l’éducation (chercheurs, politiciens et enseignants) dans de nombreux pays occidentaux, comme la France, le Québec, la Belgique et le Danemark, durant les dernières décennies. Curieusement, là où le stade actuel de la modernité caractérisé par la sécularisation du monde et le pluralisme des valeurs et des modes de vie se prête à être pensé en termes de sortie des religions (M. Gauchet, in L. Cornaz, 2002), le religieux dans sa diversité et ses dimensions culturelle, patrimoniale, symbolique et philosophique ré-enchante des réformes scolaires. Tout se passe comme si les mutations socioculturelles et économiques contemporaines et la montée inquiétante de l’extrémisme violent, sous ses aspects idéologiques et religieux dont l’islamisme radical (G. Kepel, 1991), étaient suffisamment bouleversantes pour justifier l’intégration, dans les curriculums, de nouvelles approches laïques ou objectives du religieux. Celles-ci répondaient à un enjeu culturel et formatif profond visant à lutter contre l’inculture des jeunes et à appréhender le spectre de la déshérence culturelle qu’accentuerait l’ignorance des faits religieux (Debray 2002, Proulx 1999). Ces mesures ont eu la vertu de renouer les liens entre les recherches académiques sur les faits religieux, dont l’histoire, la sociologie et l’anthropologie des religions, et l’enseignement des religions dans les écoles publiques, réaffirmant de la sorte le seuil récent de la laïcité qualifié de « laïcité d’intelligence » et de connaissance (J. Baubérot, 2004 ; J.-P. Willaime, 2014). Or à examiner les programmes d’éducation islamique et de pensée islamique diffusés actuellement, à l’école tunisienne, force est de souligner le besoin pressant de réformer cet enseignement, dans le cadre d’une réforme curriculaire globale, d’autant plus que l’usure des contenus enseignés et leur aspect scolastique font face au développement, chez les élèves, d’une culture religieuse appropriée. En effet, l’enseignement religieux promulgué dans les écoles publiques tunisiennes étant confessionnel, voire prisonnier du cultuel, d’exégèses et de références traditionalistes, ne favorise ni la connaissance de l’islam et des autres religions – du moins les religions monothéistes-, ni l’éducation à la citoyenneté et encore moins le positionnement des jeunes tunisiens dans l’univers du sens. Tout au plus, le constat alarmant de l’inculture des jeunes liée à la méconnaissance des faits religieux est-il d’autant plus redoutable à « l’ère du vide » (G. Lipovetsky, 1983) et de « la fin des grands récits » (J. F. Lyotard, 1979) qu’il risque d’exposer, parmi ces jeunes, les plus vulnérables psychologiquement et les moins nantis culturellement aux dangers de manipulation mentale et même de radicalité.


A vrai dire, il est paradoxal de constater l’expansion de l’extrémisme religieux et son internationalisation, au cours des dernières décennies dans différents pays du monde, après des siècles de sécularisation inhérente à la modernité. Plusieurs cas de jeunes et d’adultes musulmans ayant succombé à la tentative de radicalisation islamiste dévoilent la force d’un facteur souvent sous-estimé en dépit de son ampleur, en l’occurrence l’ignorance de l’islam et l’inculture religieuse. Certes, le fanatisme et la radicalisation islamistes se nourrissent, comme le soulignent à juste titre de nombreux chercheurs, de contextes socioéconomiques, culturels, familiaux et scolaires défavorables que vivent certains jeunes et de « la misère du monde » grandissante dans des pays arabes ayant succombé au chaos, mais également dans des pays occidentaux dont le tissu social est fragmenté par l’exclusion sociale et la stigmatisation qui risqueraient d’exposer la société civile à l’extrémisme dans ses différentes formes, religieuses et idéologiques (G. Kepel 1994, D. Bouzar 2014, O. Galland et A. Muxel 2018). Toujours est-il que, si importants qu’ils soient, ces facteurs ne sauraient donner naissance à « des identités meurtrières » qu’à partir d’une conviction religieuse (ou idéologique) dénaturée, une doxa devenue sectaire ayant franchi l’attitude dogmatique vers un rapport d’absolutisation de soi en tant qu’illusion de pur « groupe religieux » Al-Firka Annäjia , puis au déni et au rejet fanatique de toute forme de différence et d’altérité –aussi interne soit-elle- pour basculer enfin dans la violence extrême faisant passer de la sorte « les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celles des bêtes brutes ou d’automates »(Spinoza, 1965). Les sujets assujettis aux idéologies meurtrières subissent le dressage dont témoigne le parallélisme entre les écoles du nazisme en Allemagne durant la seconde guerre mondiale (H. Hannoun, 1997) et les camps d’entrainement et d’endoctrinement d’enfants et de jeunes musulmans orchestrés par l’organisation terroriste Daech dans les zones occupées en 2014 en Syrie et en Irak, dans un contexte international secoué par la première guerre du Golfe, les évènements tragiques du 11 septembre 2001 et la déstabilisation du Moyen-Orient dans le cadre de la nouvelle stratégie américaine mise en exécution après ces évènements à travers la destruction de l’Irak.


Comment ne pas évoquer le fait accablant sur l’histoire des trois monothéismes dans leur déchirement entre des textes sacrés censés incarner l’idéal d’une quête spirituelle d’accomplissement de soi, voire une quête de sens et de transcendance, et l’instrumentalisation idéologico-politique à outrance de ces mêmes textes? Tout se passe comme si la politisation du religieux portait en elle la violence et que cette vérité s’avérait être une loi qu’approuve l’histoire des religions, loi illustrée à juste titre par Holbach quand il dénonça l’institutionnalisation de la religion et l’aliénation ou la « tyrannie de l’intolérance » qu’elle engendre : « Presqu’en tout tems le ciel servit de prétexte pour porter le trouble, la discorde et le crime sur la terre. A l’instigation des Prêtres du très haut, tantôt les Princes devinrent des persécuteurs et des bourreaux pour une partie des citoyens ; tantôt ces mêmes Prêtres excitèrent les Citoyens à la révolte et au régicide », (1773, t. 2,176).


La séparation du politique et du religieux ne serait-elle pas dès lors la condition sine qua non de la démocratie, et le principe de laïcité dans son lien consubstantiel avec celui de liberté n’est-il pas le garant du vivre ensemble dans des sociétés plurielles et démocratiques ? Comment ne pas soutenir que la laïcité dans son acception critique en tant qu’exigence d’autonomie de la raison dans sa quête permanente du vrai et sa mise en question des évidences permettrait de nos jours de sauvegarder l’islam en tant que force de spiritualité, religion de paix et d’amour qui incarne au plus grand jour les valeurs d’humanisme (Arkoun, 2005), de liberté (Talbi, 2017) et de rationalité (M. Charfi, 1998) ? Le Coran ne réaffirme-t-il pas à plusieurs reprises l’insoutenable injonction contraignante en matière de foi et de conviction religieuse, justifiant de la sorte la liberté de conscience quand il délimita aussi clairement que possible la mission prophétique en oeuvre d’élucidation, de conseil et d’ennoblissement moral loin de toutes formes de « gouvernance des automates »?


Comment ne pas être interpellé par la contradiction observée dans l’opinion publique arabe et la sphère des théologiens musulmans entre l’oubli, à la fois spirituel et intellectuel, du texte coranique et la sacralisation de ce qu’on appelle la charia’ système juridique Fiqh laquelle est une oeuvre humaine, fruit de l’ijtihad aboutissant, au 9ème siècle, aux quatre doctrines juristes sunnites dont les sources remontent à environ un siècle après l’achèvement de la révélation coranique et la mort du prophète Muhämmad ? A force d’être instrumentalisée, cette oeuvre alimente la religiosité de la peur que nourrit, dans les masses populaires, le marketing islamiste à l’ère des médias et du numérique, au point que, au lendemain des révolutions arabes, la revendication d’un islam identitaire figé appelant à l’application aveugle de la charia’ et l’illusion d’un régime califal Dawlat al-Khiläfa aient violemment confisqué les aspirations laïques et citoyennes des populations arabes, aspirations à la justice sociale, à l’égalité, à la liberté, à la dignité et à la démocratie. Comment oublier que si les idéologies meurtrières au nom d’Allah avaient prospéré ces dernières décennies, ce n’est pas exclusivement en rapport avec les avatars de la mondialisation et les variations conjoncturelles géopolitiques qu’ils engendrent (G. Kepel, 2000), mais c’est aussi en rapport avec l’emprise de l’obscurantisme religieux dû au tournant fondamentaliste que nous pouvons qualifier de tournant de la persécution ayant affecté la tradition musulmane depuis la condamnation, à la fin du 12ème siècle, des oeuvres d’Averroès et la montée en puissance de théologiens précurseurs du wahabisme et des mouvements salafistes contemporains, tels le théologien hanbalite Ibn Taymiyya (1263-1328) et son disciple Ibn Qayyim Al-Jawziyya (1292-1350). Ce tournant ayant cultivé la religiosité de la peur et porté atteinte aux expressions diverses de l’islam des lumières et au potentiel de rationalité dont regorge la civilisation arabo-musulmane (Zouari, 2008, 2016) est celui-là même qui continue à nourrir l’islam identitaire contemporain dans sa quête illusoire de la pureté (F. Ben Slama , 2005). L’islam n’incarne-t-il pas, comme l’a dévoilé à juste titre Ali Abderräzek dans son oeuvre subversive L’islam et les sources du pouvoir une religion dépolitisée et le prophète Muhämmad n’était-il pas plutôt un chef spirituel et charismatique d’une communauté qu’un chef politique? Cette thèse audacieuse et démystificatrice qui a tonné sur l’Egypte plus fort que les canons de Napoléan lors de sa campagne militaire (1798-1801), aurait pu jeter les bases d’une philosophie politique susceptible de réconcilier l’islam contemporain avec à la fois l’aspect majeur de sa tradition qu’est l’islam des lumières et la modernité (Y. Zouari, 2016). Tel est le destin paradoxal de l’islam contemporain à l’ombre de la misère spirituelle que lui réservent les idéologies salafistes et les groupuscules daéchistes de tous bords lesquels se nourrissent de la « Sainte ignorance » (O. Roy,2008) que renforcent les crises culturelles, politiques, économiques et éducatives profondes des pays arabes. C’est dire que la lutte contre la radicalisation exige d’abord la déconstruction de ce modèle de religiosité, une révolution théologique, éducative et culturelle faisant triompher l’islam des lumières, lequel est ancré dans une tradition profonde de modération, de sécularisation, d’élan civilisationnel, d’humanisme et de religiosité de l’amour illustrée brillamment par des maîtres du soufisme comme Al-Halläj (858/922) et Ibn Arabi (1165/1240).
Ce colloque a l’ambition, à travers les axes ci-dessous, de se réapproprier, aux niveaux des réformes scolaires et des recherches universitaires en sciences humaines et sociales, le religieux dans ses dimensions symbolique, culturelle et philosophique, sa diversité et sa complexité, y compris le fait islamique. C’est là une exigence laïque, relevant de la laïcité de connaissance spécifique de la phase avancée de la modernité, enracinée dans les droits de l’homme et la rationalité critique inhérente à la philosophie post-métaphysique et aux sciences humaines et sociales.

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